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LE CAMP NATIONAL FACE À LA QUESTION SOCIALE

Comment traiter la « question sociale » ? Génération Z revient sur cette épineuse question qui divise le camp national depuis des siècles.

Tâchons de souligner les différentes positions au sein de la « famille nationale » quant à ce qu’on nomme « la question sociale ». Si tous admettent la nécessité de défendre l’identité de la France, qu’en est-il du social en règle générale – la culture en étant le fondement ? Plus précisément, quelle est la position d’Éric Zemmour ?

L’évolution de la question sociale à travers l’histoire

S’il est indéniable que l’immigration et l’insécurité sont des problématiques qui taraudent les Français, il est nécessaire de les inscrire dans un enjeu plus large. Derrière l’immigration et l’insécurité se cache une question essentielle : quelle société voulons-nous ? Pour y répondre, il convient d’aborder un autre domaine, celui culturel.

Le social, le culturel et le national peuvent apparaître de prime abord comme des domaines assez éloignés les uns des autres. Pourtant, ils sont intrinsèquement liés, parce qu’ils concourent tous à la création du lien social qui unit les êtres humains au sein d’un État. Dans cette mesure, il convient de s’interroger sur les origines et la signification de la question sociale

Il s’agit d’une problématique apparue au XIXe siècle. Elle est le corollaire politique de la révolution – économique – industrielle d’alors. Là où le libéralisme a permis l’émancipation de la bourgeoisie face au pouvoir nobiliaire, il a conduit la nouvelle classe sociale majoritaire – appelée prolétariat (du latin « proletarius », populaire, vulgaire, trivial) qui jadis, était la paysannerie – à lutter pour affermir sa position dans l’ordre social. En effet, la future classe ouvrière – d’abord anglo-saxonne puis continentale – composée d’anciens artisans, c’est-à-dire de travailleurs individuels, a été jetée dans les usines : ces anciens travailleurs indépendants n’ont pas su s’adapter aux techniques nouvelles et n’ont pu concurrencer les monopoles manufacturiers naissants, si bien qu’ils ont été de facto propulsés vers la condition de simples ouvriers. Ce prolétariat n’avait pas de choix : c’était ou mourir, ou subir et accepter la condition proposée [1]. Le prolétaire n’avait à vendre que sa force de travail ; c’est pour cette raison que jusqu’aux débuts du XXe siècle, il a dû parfois fournir jusqu’à douze heures de labeur journalier pour suffire à sa survie, et à celle de sa famille [2].

« Le progrès des sciences et des arts n’a jamais été aussi grand, pourtant la misère n’a jamais été aussi profonde. » Aussi, ceux qui proposent de résoudre la question sociale s’efforcent de résoudre une contradiction du progrès : pourquoi le progrès technique n’entraîne-t-il pas « mécaniquement » le progrès social [3] ?

C’est dans ce contexte historique et social qu’apparaissent les penseurs du socialisme. Ce terme est très large et englobe de multiples réalités, si bien qu’il est impossible d’en apporter une définition précise. Aussi parlerons-nous davantage de penseurs du mouvement ouvrier, que de socialisme. Karl Marx est celui qui vient naturellement à l’esprit de chacun. S’il est certainement le plus célèbre, il serait caricatural d’en faire l’unique maître à penser du mouvement ouvrier. Au cours du XIXe siècle, les partisans de sa pensée n’ont jamais prévalu dans les cercles révolutionnaires – que ce soit en 1848 ou à la Commune : le mouvement anarchiste a longtemps dominé les marxistes, qui n’étaient que très minoritaires au sein de la première Internationale. Le mouvement ouvrier français est longtemps resté dans la mouvance saint-simonienne, puis proudhonienne. À Saint-Simon et à Proudhon, faut-il rajouter Blanqui. C’est néanmoins Pierre-Joseph Proudhon que l’Histoire a retenu comme le héraut de la classe ouvrière française, lui qui déclamait : « La propriété, c’est le vol ». [4]

Il est bien tentant de reléguer la question sociale à l’Histoire. D’aucuns la considère résolue par le développement du marché, qui par sa main invisible aurait amélioré la condition matérielle de tous ; il n’en est rien. La nécessité est réelle : elle a beau ne plus avoir le caractère vital qu’elle eut jadis, elle demeure essentielle dans la perspective de savoir comment nous voulons faire société. C’est penser le sens même du pouvoir et de ses dispositions. La crise des gilets-jaunes n’est qu’un exemple de cette gronde sociale qui tonne et retonne encore. [5]

Si elle est plus qu’actuelle, la question sociale est occultée par des thématiques culturelles. Mais la culture crée le social. La problématique est en fait holistique ; elle relève d’un tout : la crise politique que nous traversons est à la fois culturelle, sociale, et même climatique. C’est une remise en question de tout ce que le progrès a entrepris depuis les Lumières. C’est l’acmé d’un temps qui s’est écoulé et ne coule plus, c’est le trait du dessein de vie que nous donnons pour les générations à suivre, pour le millénaire à suivre. Il faut absolument tout penser et ne négliger rien, ni personne…

Le rapport historique du nationalisme à la question sociale

Plusieurs positions face à la question sociale sont apparues ; elles peuvent être distinguées de la manière suivante : une position conservatrice – de l’ordre bourgeois – une position « antistatuquoïste », c’est-à-dire contre la conservation de l’ordre actuel, que ce soit celle de progressistes – de républicains opportunistes – ou de réactionnaires et monarchistes, et enfin une position ouvriériste. Le perpétuel affrontement entre les bleus, les blancs, et les rouges.

La position conservatrice de l’ordre bourgeois a tendance à nier la pertinence de la question sociale, si ce n’est nier la question sociale elle-même. C’est le point de vue d’hommes comme Thiers, et des orléanistes. Marx emprunterait tout de même la notion de lutte des classes aux penseurs libéraux [6]. Ce qu’on pourrait appeler la position progressiste est celle qui consiste à soutenir l’amélioration de la condition sociale ouvrière, dans un profond réformisme. Cette position-ci est celle de certains monarchistes – au premier rang desquels le prétendant légitimiste Henri V – mais trouve succès jusque dans le mouvement radical, et est à la base du solidarisme et du catholicisme social. La position ouvriériste a eu le retentissement historique de son ambition : abolir l’inégalité de classe, jugée illégitime, décrite comme le fruit de l’oppression et du vol du travail d’aucuns majoritaires par d’autres minoritaires. Cette position a fait la Commune, 1905 et 1917 au fin fond de la Russie, 1919 en Allemagne, 1936 en Espagne…

Le camp national a souvent oscillé entre ces diverses positions, sans jamais toutefois en embrasser complètement une, mais presque toujours en excluant la position ouvriériste. Le camp national prétend à la conciliation de la classe possédante et de la classe laborieuse : c’est le corporatisme. Le fascisme mussolinien prétendait précisément à cet état de choses, sans toutefois apaiser les tensions sociales entre le patronat et le prolétariat italiens.

Dans l’Histoire du nationalisme français, certains courants de l’Action Française tentaient d’offrir une réponse à la question sociale en cherchant à s’unir avec des tendances syndicalistes-révolutionnaires inspirées de la pensée de Georges Sorel : c’est le fameux Cercle Proudhon.

La nation naît, ceci étant, dans la révolution : ce sont les révolutionnaires qui l’ont promue, et qui ont érigé la souveraineté nationale et populaire comme étant l’opposée de la souveraineté du roi. Le nationalisme ne peut donc, puisqu’il exalte la nation, faire fi de cette problématique sociale sans se défaire lui-même. Même si la pertinence des clivages est en cause, à interroger perpétuellement, le nationalisme naît à « gauche ». En fait, les idées naissent à gauche. La droite française ne devient nationaliste que lorsqu’elle rallie la République. Thiers en explique la raison en invoquant la légitimité qu’a la République par rapport à la Monarchie : « La République sera conservatrice ou ne sera pas » lance-t-il à la tribune de l’Assemblée nationale [7].

Les fractures au sein du camp national

Les clivages de jadis sont toujours présents : le « camp national » se divise toujours entre « nationaux-libéraux », « nationaux-populistes », et « socio-nationaux ». Les premiers sont partisans d’une protection à l’extérieur et d’une « libéralisation » à l’intérieur : c’est la position libérale-conservatrice traditionnelle, celle qui a animé la droite française de Pompidou à Sarkozy – si tant est que plus le temps passait, plus la conviction se faisait molle. Les seconds sont souvent qualifiés de « souverainistes » et récusent d’autant plus les identitaires ; ce sont aussi les héritiers de la pensée gaulliste, qui croit à une troisième voie entre le capitalisme américain et le communisme bolchévique. Les troisièmes sont les plus minoritaires en termes de représentation politique : ils sont partisans du nationalisme et d’une profonde transformation sociale ; l’Histoire les a compromis et des gens comme Alain Soral les salissent par leurs dires.

Entre identitaires, souverainistes et sociaux, le « camp national » ne forme qu’une esquisse d’unité. Cette situation est à la fois idoine puisqu’elle ne scinde pas des forces aux positions convergentes sur les sujets sociétaux et sécuritaires, mais s’avère dans le même temps problématique, puisqu’elle empêche une réelle entreprise politique, et l’action dans le cadre d’un programme établi et consenti par tous.

Ces fractions sont-elles conciliables dans un programme politique unitaire ? Ou bien sont-elles plus éloignées dans leurs fins que les moyens dont elles usent le laisse paraître ?

La vision d’Eric Zemmour de la question sociale

Éric Zemmour est souvent classé comme un antilibéral. L’antilibéralisme se matérialise par deux positions : celle du rejet du libéralisme économique – ou du moins sa critique profonde – et celle du rejet du libéralisme politique et culturel. Le libéralisme politique n’est plus guère critiqué que par les mouvements antiparlementaires, qu’ils soient révolutionnaires, ou réactionnaires et monarchistes. Éric Zemmour est sans aucun doute le plus grand pourfendeur du libéralisme culturel de ces dernières années. Mais quelles seront ses positions économiques ?

S’il est fortement opposé à l’assistanat – chose qui n’est d’ailleurs pas propre aux libéraux – il cite néanmoins de nombreux auteurs marxistes [5], dont il apprécie certaines analyses. Il faudrait donc ranger Éric Zemmour dans la tradition économique gaulliste. Ceci étant, la prédominance des idées libérales-conservatrices pourrait bien le faire pencher sur la balance de la question sociale.

Son antilibéralisme s’illustre dans son livre Suicide Français, où il fait la description de la collusion du progressisme et du capitalisme, de l’internationalisme et du « sans-frontièrisme » : « Le triptyque soixante-huitard : Dérision, Déconstruction, Destruction, sapa les fondements de toutes les structures traditionnelles : famille, nation, travail, État, école. L’univers mental de nos contemporains devint un champ de ruines. Le succès intellectuel des sciences humaines détruisit toutes les certitudes. Comme l’avait deviné dès 1962 Claude Lévi-Strauss : « Le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre. » L’heure venue, le Marché s’emparera sans mal de ces hommes déracinés et déculturés pour en faire de simples consommateurs. Les hommes d’affaires sauront utiliser l’internationalisme de leurs adversaires les plus farouches, pour imposer la domination sans partage d’un capitalisme sans frontière. »

Éric Zemmour écrit dans Destin Français, au chapitre quant à Robespierre : « Les deux guerres mondiales, et les exactions criminelles des régimes totalitaires du Xxe siècle qui tentaient eux aussi de concilier le ‘national’ et le ‘social’, ont scellé le destin historique de Robespierre. Il est désigné, père de toutes les terreurs, père de tous les fanatismes, père de tous les totalitarismes. Il a tout inventé et tout préparé. Robespierre ou notre Antéchrist. Notre époque exige tout et le contraire de tout, la Révolution mais sans la violence, 1789 mais sans 1793, le patriotisme mais sans le nationalisme, le progrès social mais sans le socialisme. L’industrialisation sans ouvriers, la protection sans frontières. On ne veut pas voir non plus qu’il ne peut y avoir de social sans national. Qu’il n’y a pas de solidarité des riches envers les pauvres s’il n’y a pas de sentiment commun d’appartenance, soudé par l’Histoire, les mœurs, les traditions. »

Zemmour dresse le portrait de l’esprit du temps enclin à la contradiction intrinsèque. Il exprime implicitement que par simple appropriation du mot par la triste histoire et certains mouvements politiques, il ne peut être de social et de national unis dans le même programme. Alors que la nation fait société, puisque notre société est – se veut, devrait être – démocratique et qu’elle l’est nécessairement par la nation.

Le positionnement d’Éric Zemmour est sans conteste dans une frange très critique de notre modernité. De quoi en sera-t-il à la rentrée ? Faut-il l’alliance de toutes les droites, ou l’alliance de tous les nationalistes, souverainistes et opposants politiques à notre société déliquescente ? Seul lui tranchera, lui seul en décidera.

Emsaver Bleizdu
Rédacteur

(a) L’axe droite-gauche est une mesure unidimensionnelle du positionnement des partis politiques. Éric Zemmour a pour l’habitude de nous parler de l’origine de ce clivage : ceux qui désiraient que le roi pût disposer d’un véto contre le corps législatif, et ceux qui ne le voulaient point. Plus généralement, ce clivage pourrait être décrit comme mesurant l’axe progrès-réaction. Mais encore une fois, de quoi parle-t-on ? Comme mentionné dans l’article, peut-on légitimement lier dans le même mot de progrès, le “progrès” des mœurs, le progrès social et le “progrès” technique ?

L’axe droite-gauche se voudrait ainsi un échiquier légitime de positionnement politique : c’est absurde, en ce qu’une idéologie politique est un tout cohérent sur une multitude de sujets, et que se rejoignent parfois sur des thématiques, l’entité considérée la plus à droite, et celle considérée la plus à gauche (exemple : l’Union européenne). La pluridimensionnalité des thématiques ne s’accorde pas avec l’unidimensionnalité du clivage gauche-droite.

[1] Il serait possible d’édifier une analogie quant à la liberté des prostituées de l’être – bien que celles-ci ne produisent aucune richesse comparativement aux ouvriers. En effet, s’ils consentent, ce n’est pas qu’ils sont libres de leurs choix. Distingo volonté libre et libre-arbitre

[2] Loi de 1905 limitant le temps de travail dans les mines.

https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/volution_de_la_duree_du_travail-2.pdf

[3] On pourrait aller plus loin en se demandant pourquoi le « progrès social » – pour peu que cette expression ne soit pas vide de sens – n’entraîne pas le progrès moral : c’est d’ailleurs ce qui agite désormais notre temps, puisque les peuples rejettent la modernité libérale puisque celle-ci fait de la morale une valeur purement privée.

Rousseau le disait déjà dans son Discours sur les sciences et les arts : « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. (…) On a vu la vertu s’enfuir à mesure que leur lumière s’élevait sur notre horizon, et le même phénomène s’est observé dans tous les temps et dans tous les lieux. »

[5] Marx, Engels, Clouscard, Michea…

[4] Qu’est-ce que la propriété ?[5] On ne peut faire fi de la question sociale par le simple constat conséquentialiste d’un modèle, elle est aussi un questionnement de principe moral.

[6] Cours d’histoire moderne sur l’Histoire générale de la civilisation en Europe depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française

[7] 18 novembre 1872

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